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L'affaire Dreyfus : les rouages d'une machination judiciaire

15 octobre 2025 par
L'affaire Dreyfus : les rouages d'une machination judiciaire
nicolasm.consulex@gmail.com


C’était par une matinée glaciale de janvier 1895 qu’Alfred Dreyfus, les menottes aux mains, s'avançait dans la grande cour de l'École militaire, place de Fontenoy.  Il allait subir la dégradation militaire, le dépouillement public de tous ses grades et distinctions à la suite d’une accusation de haute trahison. C'était pour lui “l’humiliation suprême”. Une foule était agglutinée derrière la grille de la place et, alors qu’il  hurlait son innocence, on pouvait entendre s'élever de cette dernière ces mots : “À mort ! Mort aux juifs”. Alfred Dreyfus était innocent. Il faudra néanmoins attendre plus d’une décennie avant que la vérité ne soit établie. Mais comment une telle aberration judiciaire a-t-elle pu avoir lieu ? 


Une France sous tension


Après la défaite française contre l’Allemagne en 1870, les relations sont tendues. La France tente alors, dans un certain esprit de revanche, de redorer son armée : service militaire obligatoire, plan de mobilisation en cas de guerre, modernisation de l’armement, fortification des frontières. On crée également la Section Statistique, un service de renseignement qui a notamment pour mission d’espionner l'ambassade d’Allemagne. Elle est dirigée par un antisémite : le colonel Sandherr. 


Durant la première moitié du 19ème siècle, un certain nombre de catholiques écrivent déjà contre le judaïsme. Mais c’est vers la fin du 19ème siècle que l’antisémitisme se développe en Europe : une violence se déchaine alors contre les populations juives, comme en témoignent les pogroms russes . En France, les ouvrages antisémites se multiplient, avec notamment La France juive d’Edouard Drumont, publié en 1886, qui récolte un succès retentissant. Il crée ensuite le journal La Libre Parole, en 1892, dans lequel le grand nombre d’officiers juifs dans l’armée française est décrié : on leur reproche de prendre la place des catholiques au sein de l’armée et d’être des traîtres. 


C’est dans cette France qu’évolue Alfred Dreyfus, né  le 9 octobre 1859 à Mulhouse, dans une famille juive alsacienne. En 1871, alors qu’il est encore enfant, l’Alsace est annexée par les Allemands. Cet évènement suscite chez lui un ressentiment probablement à l’origine de sa vocation militaire. Diplômé de l’école polytechnique, il finira par grimper les échelons de l’armée jusqu’à devenir capitaine d’artillerie. 


La naissance d’un faux coupable   


Parmi les membres du service de renseignement français figure Marie Bastian, une femme de ménage qui collecte des informations au sein de l’ambassade d’Allemagne. Elle vide les corbeilles et vole des documents pour le service d’espionnage français. Parmi ces documents, ceux de Maximilien von Schwartzkoppen, attaché militaire pour l'ambassade d’Allemagne où il exerce des activités d’espionnage contre la France. Fin 1894, Marie Bastian intercepte une lettre, appelée le « bordereau », qu’elle remet au service de renseignement français et dans laquelle on comprend qu’un Français fournit des informations militaires à l’espion allemand. 


Une enquête est menée par l’armée et, sur base de quelques éléments minces alimentés par un antisémitisme omniprésent, la conviction qu’Alfred Dreyfus est le coupable est forgée. Par la suite, tout sera interprété dans le sens de sa culpabilité, quitte à établir des liens plus saugrenus les uns que les autres. Les analyses d’écriture sont d’abord faites par un officier  très amateur en graphologie, le commandant du Paty de Clam, qui conclut à une similarité entre l’écriture du bordereau et celle de Dreyfus. Une deuxième analyse est effectuée par l’expert Gobert qui conclut, lui, que les écritures présentent des “dissimilitudes nombreuses et importantes”. Insatisfait de cette réponse, on convoque un autre expert, Bertillon, connu pour être antisémite, lequel affirme que Dreyfus aurait contrefait son écriture sciemment en vue de se défendre plus tard. Bertillon venait d’inventer le concept absurde “d’autoforgerie”.  


En octobre 1894, Dreyfus reçoit une étrange convocation du ministère de la Guerre.  Il est reçu par un officier, le commandant du Paty de Clam. Ce dernier lui dicte une lettre, prétextant une douleur au doigt, dans laquelle il insère des phrases qui se trouvaient dans le bordereau. L’officier croit alors apercevoir une perturbation chez Dreyfus qu’il interprète comme un aveu de culpabilité. L’instant qui suit, du Paty arrête Dreyfus, lui annonçant qu’il est accusé du “crime de haute trahison”. Dreyfus clame son innocence d’une façon qu’on qualifiera par la suite de “théâtrale” afin de renforcer les charges qui pèsent contre lui. Suite à une fuite de l’affaire, les journaux antisémites s’enflamment et accablent Dreyfus en tant que juif, le désignant comme un traître de la nation.


Un procès accablant  


Une instruction judiciaire a lieu, mais de cette instruction ne ressort qu’un rapport accablant malgré le peu d'indices qui ont été trouvés. Les éléments qui profitent à Dreyfus sont soit écartés, soit entièrement réinterprétés de façon absurde, certains éléments sont même falsifiés. La seule preuve pesant contre lui est un bordereau accompagné de comparaisons d’écriture d'experts extrêmement mitigés. 


Dreyfus est jugé par le conseil de guerre, l'audience a lieu le 19 décembre 1894. Un huis clos est demandé par le gouvernement français et accepté. Après une série de témoignages et un réquisitoire identique au rapport de l’instruction judiciaire, du Paty de Clam remet une pièce secrète au président du conseil de guerre avant le délibéré, ce qui constitue une violation du droit à la défense. Le verdict tombe : Dreyfus est coupable et “condamné à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée et à la dégradation militaire”. 


Toute la presse salue la condamnation, certains journaux instrumentalisent l’affaire pour stigmatiser la communauté juive et le député Jean Jaurès déplore même l’absence de condamnation à mort de Dreyfus. Sa culpabilité paraît certaine au sein de la population et se caractérise à ce moment par une absence de résistance. Les juifs, eux, restent discrets par peur de représailles. Dreyfus est effondré, il envisage même le suicide. Un pourvoi est formé mais rejeté, avec cette phrase du commissaire du gouvernement : “il y aurait cent vices de forme que je conclurais au rejet du pourvoi; pas de révision, jamais”. Dreyfus subira ensuite la dégradation militaire et sera déporté à l'Ile de Ré où il sera emprisonné. Il y tiendra un journal relatant ses conditions de détention. 


Vers la vérité…


En 1896, le commandant Picquart, nouvellement nommé chef du service de renseignement, mène une enquête contre le commandant Esterhazy. Ce dernier est soupçonné de trahison après la découverte d’un document où Maximilien von Schwartzkoppen écrit qu’il pense à mettre fin aux affaires qu’il entretenait avec un officier français. Alors que Picquart analyse les lettres envoyées par Esterhazy, il constate avec “épouvante” que cette écriture lui est familière. Et pour cause, elle est identique à celle du bordereau pour lequel Dreyfus a été condamné. Il décide de se plonger dans le dossier Dreyfus et y découvre toutes ses incohérences. C’est maintenant une évidence, Dreyfus est innocent. De plus, Esterhazy est criblé de dettes, il a un mobile que l’on n’avait pas pu trouver chez Dreyfus. Picquart en parle à sa hiérarchie qui tente de “séparer les deux affaires”, on ne peut pas avouer qu’on s’est trompés, on écarte même Picquart du dossier et on crée un faux document destiné à accabler Dreyfus et protéger Esterhazy. Esterhazy sera acquitté en conseil de guerre. 


C’est alors qu’Emile Zola, écrivain mondialement connu, intervient pour prendre la défense de Dreyfus. C’est un risque pour lui car la plupart de ses lecteurs sont des bourgeois antidreyfusards et car il met en péril son éventuelle place à l’Académie française en prenant position. Cependant, il est convaincu de l’innocence de Dreyfus et est révolté de l’antisémitisme qui plane dans le pays. Les voies légales ne sont manifestement pas accessibles, il décide donc de passer par l’opinion publique. Le 13 janvier 1898 paraît sont texte J’accuse, lettre au Président de la République par Emile Zola, un papier au style tranchant qui connaît un immense succès. Dans ce texte, Zola rappelle les faits et accuse, un à un, les acteurs au sein de l’armée ayant contribué à la condamnation à tort de Dreyfus, tout en revenant sur l’acquittement d’Esterhazy. Zola est conscient, en écrivant cela, qu’il s’expose à des poursuites judiciaires pour diffamation et il le fait volontairement. Le procès qui va suivre et qui aboutira à sa condamnation mettra la lumière sur cette affaire et tout le flou qu’elle comporte. L’affaire prend en effet une ampleur nationale, anime les foules et encourage le milieu intellectuel à prendre position. Une guerre se déclenche alors entre les dreyfusards et antidreyfusards, les dreyfusards demandant la révision du procès. 


La même année, la Cour de cassation reprend le dossier, sur requête en annulation fondée sur les documents secrets qui avaient été donnés lors du procès au conseil de guerre. Elle casse le jugement de 1894 et renvoie Dreyfus devant le Conseil de guerre de Rennes, qui conclut à la culpabilité de Dreyfus avec “circonstances atténuantes”. Dreyfus reste donc coupable aux yeux de la loi mais n'exécutera pas sa peine car  il obtiendra, afin de calmer le pays, une grâce présidentielle. Malgré tout, certains dreyfusards considèrent cette grâce comme un échec : elle serait un aveu de culpabilité, un pardon plutôt qu’un acquittement. 


En 1902, Jean Jaurès est élu Président et ressuscite l’affaire après une période d’oubli. En 1906, la Cour de cassation finira par annuler le jugement de 1899, admettant que c’est “par erreur et à tort que cette condamnation a été prononcée”. La même année, Dreyfus est réhabilité avec le grade de commandant à l’initiative d’un projet de loi du ministère de la Guerre. Il sera fait la même année chevalier de la Légion d’honneur. 


Et aujourd’hui ? 


L’affaire Dreyfus reste aujourd’hui un procès symbolique de la lutte contre l’antisémitisme. En 2021, le musée Dreyfus a ouvert ses portes dans la maison même de Zola. A cette occasion, Emmanuel Macron a rappelé l’importance et l’actualité de cette affaire  : “N'oubliez rien de ces combats passés, car ils disent que le monde dans lequel nous vivons, comme notre pays, comme notre République, ne sont pas des acquis" a-t-il déclaré. Plus récemment, en juin 2025, une proposition de loi symbolique visant à élever Dreyfus au rang de “général de brigade” a été votée à l’unanimité à l'Assemblée nationale. Quoi qu’il en soit, ce procès nous rappelle l’importance de cultiver une mémoire du passé et des combats qui ont structuré notre société. 

​Nicolas Mardaga 

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Jean-Denis BREDIN, L'Affaire, Paris, Julliard, 1983, 551 p.
Vincent DUCLERT,
L'Affaire Dreyfus, Paris, La Découverte, 2006, 127 p.
Emile ZOLA,  J'accuse... !, L'Aurore, 13 janvier 1898.
Eric FOURNIER, 
L’antisémitisme : définition et histoire, consulté le 04/10/2025​. 
Ministère de la Justice, 
L'affaire Dreyfus, consulté le 04/10/2025.
Jimmy BOURQUIN, Quel rôle ont joué Émile Zola et les dreyfusards dans l'Affaire Dreyfus ?, consulté le 05/10/2025
Thomas CHOPARD,
Les pogroms Entre pratique d'exclusion et violence d'extermination, encyclopédie d'histoire numérique de l'Europe, consulté le 04/10/2025. 
Nota Bene, Tout comprendre sur l'affaire Dreyfus (vidéo), Youtube, consultée le 05/10/2025.
Mauricette BERNE, 
L'affaire Dreyfus (1894-1906), consulté le 05/10/2025.
Charlotte DENOËL,
« " J'accuse... ! " de Zola », Histoire par l'image, consulté le 16/10/2025.
Robin RICHARDOT, 
Un symbolique et très politique retour de l’affaire Dreyfus au Parlement, Le Monde, consulté le 06/10/2025. 
S.A, Macron inaugure un musée consacré à l'affaire Dreyfus et appelle à ne pas oublier, Franceinfo, consulté le 06/10/2025






 


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nicolasm.consulex@gmail.com 15 octobre 2025
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